Salima Coolen
La tolérance a été, principalement depuis l’apparition des monothéismes, un enjeu de coexistence des hommes et de cohésion de leurs sociétés, un facteur d’émergence de spiritualités et un contributeur certain de prospérité économique et d’échanges culturels.
Depuis l’empire romain, jusqu’au "désenchantement des Temps Modernes", en passant par la politique de pacification d’Henri IV, l’Europe a très tôt pensé le pluralisme religieux, même si la motivation première en a été d’abord politico-stratégique. Il n’en demeure pas moins vrai que le désir de tolérance, porté officiellement depuis les Humanistes, puis par les Lumières, a construit durablement, au fil des siècles, en ce continent meurtri par les guerres religieuses, la liberté de conscience, devenue droit inaliénable.
En effet, la tolérance, ce combat à la fois historique et actuel a mobilisé, particulièrement durant le XVIIIe siècle, des philosophes, dans des luttes périlleuses et déterminantes, pour l'Europe nouvelle qui se rêvait humaniste et universelle. Et parmi les esprits plus engagés en cette voie, Bayle, Locke et Voltaire ont livré contre le fanatisme religieux et pour la tolérance une philosophie de résistance dont la leçon rayonne bien au-delà de leur siècle et qui a considérablement nourri l’idéal de laïcité, distinguant définitivement, en l’État français, le pouvoir religieux du pouvoir politique, par le vote de la loi de Séparation, le 9 décembre 1905.
A travers les effets de la dé-théologisation du monde occidental sur la construction de l’individualité contemporaine et sur la gestion de la différence et de la diversité culturelle, à la lumière de l’héritage baylien, lockéen et voltairien, et face aux exigences des théories politiques contractualistes, qui, depuis Rousseau jusqu’à Rawls, ont justifié le pacte de la construction rationnelle d’un pouvoir politique souverain, en raison du phénomène récurent de la violence des hommes, caractérisée par la guerre entre puissants et faibles et par les conflits religieux, cette recherche confrontera les théories politiques ayant conduit à la sécularisation, au désenchantement des Temps modernes, comme le dirait Max Weber, en fondant pour l’homme l’émancipation, l’égalité et les droits. D’autant que la sécularisation des sociétés modernes n’a pas abouti, tel que prédit, à la sortie du religieux, bien au contraire, puisque des études nombreuses montrent le regain de la manifestation religieuse face à une crise de valeurs et un monde plus que jamais en devenir, ce qui, par conséquent, n'a jamais autant légitimé le rapport à la transcendance.
La liberté religieuse, acquise pour tous, il demeure évident, que dans l’organisation de l’État, le statut du culte et l'étendu de sa liberté déterminent encore la construction de la citoyenneté, mais aussi celle de l'entente et de la cohésion entre individus et groupes. Cette cohésion, pensée comme unité d’un vivre-ensemble intelligent et paisible, devient probablement moins évidente, difficile à susciter, au siècle des revendications essentialistes, multiculturalistes et face au phénomène globalisant, et parfois violent, des émergences identitaires et différentialistes. Ce qui nous amène à poser cette interrogation: peut-on encore concilier toutes nos libertés, toutes nos revendications identitaires, culturelles et religieuses avec les fondements, les lois et les valeurs qui ont édifié le socle des sociétés occidentales modernes ?
Répondre à cette question exigera certainement de revisiter au préalable le sens qui compose la différence, l'altérité et la citoyenneté universelle.
Car l’homme, conscient de l’altérité et engagé dans l’interrogation concernant sa condition et par le rapport avec son alter-ego, est tenu par le débat moral. Et ce débat moral participe de l’universel. L'héritage philosophique bâti sur les apports de Bayle, de Locke et de Voltaire et qui ont contribué à forger une citoyenneté française et occidentale moderne car tolérante et universaliste, se retrouve assigné de gérer les revendications d'accommodations à des traditions particulières ou nouvelles, par rapport aux lois établies. Ce qui force à sonder les normes actuelles de l’étrangeté, de la diversité, de l'individualité et de l'humanité partagée. Et peut-être même celui de la liberté.
En effet, vers quelle société allons-nous ? Que peuvent les théories de la tolérance et la philosophie de laïcité, face aux revendications de nouvelles libertés et de nouveaux droits ? Que peuvent encore ces théories, considérées jusque là comme le socle des sociétés modernes, face à ce qui remet en question leurs systèmes séculaires de valeurs et de normes, laborieusement et longuement édifiés dans l'adversité des théocraties et des monarchies ?