Mohamed Jeddi
Le projet de ma thèse n'est pas de produire une nouvelle histoire des idées, ni de faire une thèse éclectique et encyclopédique. C'est une problématique qui fixe l'arc temporel que j'ai choisi, allant de Telesio à Boyle (un peu plus d'un siècle à peine). Au départ, je me proposais de faire une monographie sur Gassendi, auteur mal étudié et pour ainsi dire discrédité intellectuellement depuis les objections dirimantes qu'il fit à Descartes et notamment son ambulo, ergo sum (je marche, donc je suis). Il aurait fallu alors choisir dans les œuvres de Gassendi un angle d'attaque indépendant. Comme mes travaux en master m'orientaient sur un problème, j'ai cru bon de reprendre ce problème et de suite il m'est apparu que derrière le courant libertin athée et sceptique se dissimulait la problématique que je cherchais pour sortir du cadre monographique. Cette problématique est celle de la "matière" de la matière, qui n'est plus matière première informe, mais celle des éléments discrets et divisibles (atomes ou corpuscules élémentaires). Une tradition cachée, qu'a révélée d'abord T. Gregory — un chercheur italien qui a travaillé sur Gassendi dans les années soixante —, s'est d'un coup exhumée pour moi. On a d'abord traduit en italien le De Finibus de Cicéron, en même temps que le De Natura Rerum de Lucrèce (en 1473 et en 1475). Mais c'est plus tard que le dessein de rechercher la simplicité quantitative et qualitative de la matière s'est manifesté. Les stoikeia n'étaient d'abord que les lettres de l'alphabet. Depuis Theophraste et Straton de Lampsaque, successeurs d'Aristote, la perception des "minima naturels" a gouverné toute théorie sérieuse mais le neo- atomisme ne sera plus aristotélicien à partir de Bernardino Telesio. Francis Bacon dira de lui qu'il est le "premier des Modernes". La thèse est : s'il y a des indivisibles, on doit pouvoir exemplifier la divisibilité de la matière au niveau macroscopique.
Telesio influence indirectement Gassendi. Après le Saggiatore de Galilée (1623), le Syntagma de Gassendi est la grande référence pour les chercheurs anglais qui le traduisent, et l'étudient (Locke, Hobbes, Boyle et Newton). On doit mettre l'accent historiquement sur Boyle, qui avec son Skeptical Chymist (1650) corrige la notion d'un atomisme trop sommaire, puisque comme Gassendi il soutient que les propriétés mécaniques (qualités primaires) sont causalement influentes mais non suffisantes : il lui faut admettre des corpuscules composés en plus des simples. Pour lui les Minima naturalia sont théoriquement divisibles et ne sont plus des atomes. Ainsi la problématique s'est dessinée pour moi : la théorie de Boyle est le syncrétisme du particularisme de Gassendi et de refus de limiter le pouvoir divin en affirmant l'indivisibilité foncière de la matière. La nouvelle situation de la métaphysique apparaît alors dans la conception d'après laquelle la matière est observable et perçue. Ce problème ouvre au statut de la psychologie de l'observation. Mon projet se présente donc de manière diachronique, mais non perspectiviste : il ne s'agit pas de traverser des auteurs, mais de les confronter mutuellement en allant du naturalisme de Telesio au corpuscularisme réfléchi de Boyle, véritable saint patron de la science anglaise. Face aux histoires de l'épistémologie et de la philosophie des sciences, en confrontation avec elles, il y a bien une tradition qui force à interroger la logique des termes, le naturalisme et la sémantique métaphysique des théories physiques. Le plan de la thèse ne sera pas : Telesio, Gassendi, Boyle. On fixe avec ces grandes figures des repères et des balises historiques grâce auxquelles se dégage le problème sous- jacent de la nature de la matière (et des sujets observants), cela avant que Newton ne fixe un référentiel absolutisé de l'espace. La question de savoir si les "éléments de sensation" sont corrélés à des minima naturalia ne sera ensuite que reprise aux époques suivantes, mais non pas radicalement transformée : ce qui justifie à nos yeux cette entreprise de réhabilitation dialectique et critique.
Responsable du séminaire des doctorants de l'I.H.P. en 2016-2017.
"Du vague comme critère distinctif entre les philosophies", conférence prononcée dans le cadre du séminaire "Le vague", I.H.P., 30 janvier 2018.