Dostoïevski philosophe
9h Accueil des participants
9h15 Ouverture de la journée
Dostoïevski et la philosophie
9h20-10h Ioulia Podoroga, Institut d’études avancées de Paris, docteur en philosophie, collaboratrice à l’Université de Genève
Peut-on parler de philosophie de Dostoïevski ?
10h-10h40 Isabelle Pariente Butterlin, Professeur Aix Marseille Université, IHP
L’addiction dans l’épaisseur concrète du réel. Autour du Joueur de Dostoievski.
10h40-11h Pause
11h00-11h40 Christine Noël Lemaitre, Maitre de conférences HDR Aix Marseille Université, IHP
Nietzsche lecteur de Dostoïevski
11h40-12h20 Pierre Lamblé, professeur agrégé en lettres modernes, docteur en littératures comparées, HDR.
Dostoïevski inspirateur de Levinas : la construction du Moi et de l'autre, questions d'identité, jeux de miroir, et découverte du « visage » dans le développement de l’éthique de la conscience dostoïevskienne.
12h30-14h Pause Déjeuner
14h-14h40
Natalia Pashkeeva, PhD en histoire et civilisation, CERCEC, EHESS
Le « vrai prophète » souffrant de la question de l’existence de Dieu : Fiodor Dostoïevski dans les écrits des penseurs religieux russes émigrés.
14h40-15h20 Layla Raid, Professeur de Philosophie à l’Université de Picardie Jules Verne, CURAPP ESS UMR 7319
Wittgenstein, Dostoïevski et le souterrain
15h20-15h30 Conclusions et perspectives
Abstract des communications
Peut-on parler de philosophie de Dostoïevski ?
Par Ioulia Podoroga
En l’absence de tradition philosophique stricto sensu, c’est la littérature qui assume, en Russie, le rôle de réflexion critique sur la société et ses problèmes, et c’est également en son sein que surgit la question – si importante pour la Russie – de l’identité nationale. Oscillant entre la littérature et le sentiment religieux, la pensée se cristallise, vers la fin du XIXe siècle, sous la forme d’un courant qu’on appelle la "philosophie religieuse russe", inaugurée par Vladimir Soloviev. Proche de Soloviev et souvent mobilisé par les philosophes religieux, Dostoïevski devient vite une figure de référence non seulement littéraire, mais aussi philosophique. Ses romans se présentent comme un champ de bataille complexe entre plusieurs idées dont ses personnages sont les incarnations. Or, puisque cette mise en scène des idées s’opère sur le plan littéraire et non pas strictement philosophique, ce sont des idées-passions, idées-affects et non pas des idées « pures » (« rationnelles ») qui sont au centre de ses romans. Dans cet exposé, je me propose d’abord de revenir sur le processus de « philosophisation » de Dostoïevski dans la critique russe de l’époque. Je traiterai ensuite de la transformation littéraire des idées dans ses romans : la manière dont elles s’inscrivent dans le tissu du texte même, se conjuguent à des actions et des agissements des personnages, sont accompagnées d’un certain vocabulaire, etc.
L’addiction dans l’épaisseur concrète du réel. Autour du Joueur de Dostoïevski
Par Isabelle Pariente Butterlin
Dostoïevski, aussi bien dans le cours de son existence que dans un roman comme Le Joueur, a rencontré les situations d’addiction au jeu qu’il a décrites très finement. Je reviendrai sur la description qu’il en fait pour interroger les concepts par lesquels nous la saisissons dans le champ de la philosophie de l’action contemporaine et pour les mettre au regard de l’apport spécifique qui est celui de Dostoïevski. De manière générale, cela me permettra aussi d’interroger ce que la forme du roman permet de dire d’une situation dans la saisie de son épaisseur concrète et d’envisager le dialogue entre philosophie et forme romancée.
Nietzsche lecteur de Dostoïevski
Par Christine Noël Lemaitre
Une lecture rapide de l’œuvre de Nietzsche et de celle de Dostoïevski procure le sentiment d’une étrange familiarité entre ces deux auteurs. Cette proximité est soulignée dès 1926 par Léon Chestov (Philosophie de la tragédie : Dostoïevski et Nietzsche, traduit en français par B. de Schloezer, Paris, Schiffrin). Pourtant, si la lecture de Dostoïevski par Nietzsche a suscité une effervescence dont le philosophe allemand témoigne dans sa correspondance, semblable à celle qui peut naître de la rencontre d’une âme sœur, Nietzsche emprunte en réalité très peu de choses à la pensée du romancier russe. Sa découverte de Dostoïevski date d’ailleurs de 1887, date à laquelle la pensée de Nietzsche est largement élaborée. L’objet de cette communication est de clarifier le rapport de Nietzsche à Dostoïevski en précisant la nature concrète des emprunts du philosophe allemand au romancier russe et en restituant l’influence réelle de Dostoïevski sur ce penseur du sous-sol.
Dostoïevski inspirateur de Levinas : la construction du Moi et de l'autre, questions d'identité, jeux de miroir, et découverte du « visage » dans le développement de l’éthique de la conscience dostoïevskienne
Par Pierre Lamblé
La question de la construction du moi structure l’évolution de la pensée morale de Dostoïevski, à partir de son roman Le Double, dans lequel l’autre est d’abord pensé comme un autre moi-même, avec lequel le moi entre en concurrence frontale, jusqu’à son autodestruction. Cette thématique du double se développe en particulier dans L’Idiot, avec la concurrence que se livrent Rogojine et le prince Muichkine pour la possession de Nastassia. Mais dans les deux petits romans La Douce et Le Songe d’un homme ridicule, Dostoïevski découvre l’autre comme réellement autre, irréductible à un genre auquel il appartiendrait au même titre que le moi, et la relation entre le moi et l’autre prend le pas sur la question de l’identité réelle du moi. Ce qui se met à exister, prioritairement à moi, c’est la relation à l’autre. Dostoïevski jette ainsi les bases d’une éthique fondée sur une transcendance de la relation qu’il va exposer ensuite de manière plus complète dans Les Frères Karamazov ; la découverte du visage de son ordonnance qu’il a giflée ouvre la pensée de Zosime sur l’infini de l’autre et d’Autrui, lui fait abandonner l’idée de la liberté comme expression spontanée de l’ipséité, pour la redécouvrir dans le choix de la responsabilité infinie de tous et pour tous.
Le « vrai prophète » souffrant de la question de l’existence de Dieu : Fiodor Dostoïevski dans les écrits des penseurs religieux russes émigrés.
Par Natalia Pashkeeva
Une attention toute particulière fut accordée à la figure de l’écrivain et philosophe Fiodor Dostoïevski par les intellectuels émigrés ou expulsés de la Russie après l’Octobre 1917. La révolution et les persécutions de dissidents par le régime soviétique promouvant une idéologie matérialiste redynamisèrent la philosophie religieuse russe. Les penseurs émigrés de la génération aînée cherchaient à prouver la validité des valeurs qu’ils associaient à un « type spirituel » forgé au sein de l’orthodoxie russe. Leur attachement symbolique et affectif à l’héritage culturel de la « sainte Russie », la peur de sa dissolution complète renforcèrent la résistance aux influences occidentales. Ils s’efforcèrent de diffuser en Occident une nouvelle vision de la culture orthodoxe, indépendante de l’image négative de l’Église russe exercée à l’obéissance au pouvoir politique du Tsar. Ils insistèrent sur le besoin de distinguer la doctrine théologique orthodoxe obligatoire, constituée en système, et le « vrai » esprit de l’orthodoxie russe qui se nourrissait de « l’idéal de la sainteté » entendu comme un ensemble des valeurs formulé par opposition à l’Occident. À la religiosité « rationalisée » de type occidental, adaptée à la civilisation et propageant une discipline de vie, fut opposée une religiosité orthodoxe russe non-normative, axée sur la communion avec Dieu et sur le mystère de la vie divine inexprimable par la pensée rationnelle, aspirant à la vie éternelle et marqué par un esprit prophétique et par une liberté absolue de l’esprit. Ce « véritable » esprit orthodoxe, il fut reconstitué à travers l’atmosphère que le peuple russe respirait (le culte, les icônes, le startchestvo) et par laquelle étaient nourries les œuvres des écrivains et penseurs profanes pénétrées de l’idée religieuse. Selon les penseurs religieux émigrés, Fiodor Dostoïevski, porteur d’un sentiment très russe, avait démontré le destin tragique de la civilisation moderne qui, s’étant défaite du lien avec l’énergie divine, se trouva détachée des sources de la vie et renfermée en soi. Le rôle prophétique de Dostoïevski dans l’histoire du monde fut affirmé, comme si tout ce que la Russie vivait après 1917 avait été esquissé dans les écrits de cet écrivain-philosophe, penseur incompréhensible à l’esprit de l’Occident. La critique que les penseurs religieux émigrés adressaient à la civilisation « à l’européenne » comme ayant perdu le sens du mystère et le sentiment de sa dépendance de Dieu, était alimentée par des idées formulées par Dostoïevski. Le peuple russe qu’il avait décrit était un peuple élu parce que, ayant gardé la religion du Christ dans sa pureté primitive, il professait un christianisme anti-individualiste et intégrationniste, proclamant que tous soient unis ontologiquement et réfutant l’universalité par coercition extérieure.
Wittgenstein, Dostoievsky et le souterrain
Par Layla Raid
La philosophie du langage ordinaire de Wittgenstein a donné naissance à une nouvelle critique, l’Ordinary Language Criticism, où la littérature est interprétée comme une exploration conceptuelle des formes de la vie humaine. Nous lisons les Notes d’un souterrain de Dostoïevski à l’aune de cette critique, à partir d’un commentaire de Wittgenstein sur la connaissance de soi malheureuse qui caractérise l’homme du souterrain : affirmant qu’([aucune] description de lui-même ne peut résister devant l’attitude qu’il adopte face à elle), il lit les Notes comme une grammaire philosophique de la subjectivité et de ses troubles.