L'histoire de la philosophie en situation : philosophie et "matières étrangères"
L’Institut d’histoire de la philosophie (E.A.3276) de l’Université d’Aix- Marseille, organise, avec le soutien du Département de philosophie de l’Université d’Aix-Marseille, une Journée d’études sur le thème « L’histoire de la philosophie en situation : philosophie et matières étrangères » qui se tiendra à Aix-en-Provence le 15 mai 2018.
L’actualité de la recherche scientifique en histoire de la philosophe doit aussi avoir pour souci d’être disponible à des préoccupations, des interrogations explicites ou implicites relatives à la vie sociale, le gouvernement des femmes et des hommes, la gestion de leur planète, les politiques économiques, l’entreprise. Une première journée organisée au département de philosophie en novembre 2017 par Christine Noël-Lemaître et Joël Figari, avait initié un dialogue fécond entre philosophie et entreprise, que nous proposons ici de poursuivre.
Les transformations contemporaines de notre monde sont remarquables et complexes. Elles appellent à interroger des conceptions classiques du travail, de la responsabilité, des décisions, des normes, de l’activité et des pratiques, au cœur des dynamiques, des confrontations, des interactions dans la vie sociale. Or le ré‐usinage de ces concepts ne peut faire l’impasse sur leur longue histoire philosophique et cette spécificité est une capacité constamment réaffirmée de « faire du neuf avec de l’ancien » comme le remarque Colin Mc Ginn dans The Character of Mind. En effet, le patrimoine philosophique est incontournable en ce qu'il permet d’aider à penser et à comprendre des situations qu’il n’avait pas prévues ou qui n’existaient même pas quand il a été élaboré. À ce titre, l’éclairage historique est nécessaire, non seulement en lui-même, mais pour les effets de décentrement qu’il peut avoir sur le débat contemporain.
Ce projet viserait en fin de compte à expliciter la célèbre formule de Georges Canguilhem, sur le caractère bénéfique, voire indispensable, pour la philosophie, de sa mise en instruction par des « matières étrangères ». On pourrait de là concevoir le travail philosophique comme un va-et-vient entre deux pôles, celui du patrimoine philosophique classique et celui d’un « chaos » de matières étrangères, dans la mesure où celles-ci ne cessent de se renouveler à chaque époque de la pensée. Et en ayant bien à l’esprit que tous les grands philosophes, parce que grands, ont dû eux-mêmes se confronter aux « matières étrangères » de leur époque, pour produire leur œuvre qui nous parle encore aujourd’hui.
C’est à souligner cette présence contemporaine et cette plasticité des concepts philosophiques que cette journée s’attachera. Ainsi, la démarche ergologique, développée à Aix Marseille Université, s’est-elle nourrie des auteurs philosophiques de notre patrimoine culturel et d’une confrontation avec les auteurs de la tradition. Le débat contemporain s’inquiète, et on le comprend, du bien vivre en général, et en particulier du bien vivre les situations de travail, en sorte que les conjonctions profondes et manifestes entre histoire de la philosophie et ergologie seront au cœur de cette journée. En effet, la question du bien vivre et de la vie bonne est au cœur de la réflexion des philosophes de la tradition, et ce, de l’Antiquité à nos jours. Or les situations contemporaines d’interaction prennent sens par les perspectives que l’histoire de la philosophie permet d’adopter sur elles, et inversement, les interrogations contemporaines amènent à relire les textes de la tradition. On pourrait donner de multiples exemples de ces aller-retours féconds : à propos du concept d’« activité » (épine dorsale de la démarche ergologique), d’« expérience » (« V.A.E. » [Validation des acquis de l’expérience], en quoi l’expérience est-elle formatrice ?), de « corps » (en quoi le « corps travaille »), d’histoire (en quoi l’activité, le travail « font histoire ? »), des notions de technique et de « compétence », etc. La liste serait indéfinie. Entre ces « matières étrangères » et ce travail philosophique au présent s’insèrent toutes les sciences humaines et sociales, à la fois ressources pour l’apprentissage de ces « matières étrangères », mais aussi objet imposé d’un inventaire épistémologique et conceptuel scrupuleux. De ce fait, les rapports entre épistémologie et cette activité qui ne cesse de refaire histoire et donc de reproduire des savoirs, les rapports entre éthique et épistémologie, sont en permanence à retravailler dans l’axe des préoccupations collectives du présent, au nom des pratiques et des analyses des pratiques et à la lumières de l’histoire de la philosophie.
Cette réflexion sur le statut et l’enjeu de la réflexion philosophique pour le monde contemporain à partir de son patrimoine historique et philosophique est d’autant plus pertinente que les crises des sociétés contemporaines ont encore avivé ces interrogations et suscité des réactions qui requièrent une réflexion approfondie. C’est en redécouvrant le rôle que les auteurs de la tradition ont joué dans l’articulation des concepts et en examinant comment les orienter au sein d’un système de valeur que l’histoire de la philosophie se révèle un outil essentiel pour comprendre des aspects contradictoires et problématiques du monde contemporain. C’est en interrogeant les réponses qui ont été apportées par les philosophes à des problèmes récurrents, et les éléments conceptuels qu’ils fournissent que l’histoire de la philosophie peut être en mesure de répondre à certains besoins de l’époque actuelle et d’aider à la prise de décision. C’est à montrer cette dynamique conjointe que cette Journée s’emploiera. La responsabilité de la recherche universitaire est aussi de prendre en compte ces préoccupations, et d’aider à apporter des réponses. C’est aussi ce à quoi cette journée, organisée par l’Institut d’histoire de la Philosophie, E.A. 3276, avec le soutien du département de Philosophie d’Aix-Marseille Université contribuera, grâce aux dialogues entre historiens de la philosophie et ergologues d’Aix-Marseille Université.
Résumés :
Yves Schwartz (Aix-Marseille Université, I.H.P., E.A. 3276)
L’histoire de la philosophie face aux matières étrangères
Le « chaos de problèmes » que le travail philosophique a toujours rencontré en son temps n’a cessé de nourrir la construction du patrimoine de la discipline. Peut-on se passer de ce patrimoine aujourd’hui face aux « matières étrangères » de notre présent ?
Certes ces « matières étrangères » interpellent de façon renouvelée, déroutante, voire en des termes inconnus d’elle des pensées, des concepts, des convictions, tissés dans son patrimoine. Peut-on imaginer néanmoins que les difficultés, les éclairages, les cohérences que les différents philosophes ont cru pouvoir surmonter et proposer ne seraient pas des ressources pour penser le retravail du présent ? Ignorer leurs parcours argumentatifs, leurs approches, voire leurs apories, ne serait-ce pas risquer la superficialité dans le traitement des questions actuelles ? Se satisfaire de fausses solutions, masquer d’inévitables impasses ?
Mais inversement, n’est-ce pas l’occasion de mesurer les limites inévitables des questionnements que portent ces héritages ? N’est-ce pas l’occasion de retravailler ce patrimoine en de nouvelles synthèses, qui font la vitalité toujours renaissante et la fécondité de la philosophie ?
On se propose d’essayer de faire cet exercice sur la question très actuelle des compétences (et de ce que nous avons formalisé comme « les ingrédients de la compétence ») confrontée aux si fécondes difficultés du concept de technè chez Platon (reprenant une intervention ancienne aux Journées Kairos et Logos de 1994, à l’invitation d’Alonso Tordesillas), et confrontée aux « mille rencontres » au travail, résistantes au savoir anticipateur, telles qu’évoquées par Descartes et Leibniz. Et plus brièvement, indiquer la fécondité de tels aller retours à propos du concept d’activité, d’expérience, et relativement à la matrice du processus historique.
Barthélémy Durrive (Aix-Marseille Université, Centre Gilles Gaston Granger)
Qu'est-ce que l'étude de "logiques pratiques" apporte à une réflexion philosophique sur la nature de la rationalité ?
Le débat engagé par Bourdieu avec la théorie de l'action impliquée par le structuralisme de Lévi-Strauss présente cet intérêt de fonctionner simultanément sur deux plans : empirique et doxographique. Ces deux auteurs n'ont pas cessé d'être philosophes en menant leurs recherches de sciences humaines et sociales : en témoigne (par exemple) un appel constant, sous leur plume, aux ressources de l'histoire de la philosophie. Or une telle particularité n'est en rien accidentelle : la confrontation avec le réel d'une pratique - particulière et située - suscite, guide et sanctionne tout à la fois leur réflexion. Après avoir présenté un extrait de cette controverse sur la nature de la cohérence structurant les comportements, on commentera l'interfécondité entre étude de terrain et histoire de la philosophie qui y est à l'oeuvre, pour esquisser (dans un dernier temps) le débat engagé par la démarche ergologique avec le "structuralisme constructiviste" bourdieusien (Bourdieu, 1989) dans la continuité méthodologique de cet aller-retour si fécond entre analyse des situations et histoire de la philosophie.
Isabelle Pariente-Butterlin (Aix-Marseille Université, I.H.P.)
La rationalité à l’épreuve de la nouveauté
La spécificité tout à fait remarquable de la rationalité est qu’elle construit des outils capables de répondre à des questions qui ne se posaient tout simplement pas quand ces outils ont été forgés. La nouveauté des matières étrangères met donc constamment à l’épreuve les concepts déjà existants, et les sollicitent jusqu’aux limites de leurs capacités pour les faire parler sur ce qu’ils ne pouvaient avoir prévu. Il y a là une dimension heuristique de la rationalité que nous interrogerons pour tenter d’en mettre en avant les procédures dynamiques. De ce point de vue, une comparaison avec la dimension heuristique du droit sera éclairante, car le droit est tenu par un impératif constamment réitéré de faire du nouveau avec de l’ancien, qu’il soit conceptuel ou normatif. Il y a donc là un paradigme commun à la philosophie et au droit, qui permet de souligner ce qu’il y a de dynamique dans le geste de saisie du réel que l’un et de l’autre assument, et de faire ressortir la proximité entre ces matières. Il est tout à fait notable, de ce point, que Leibniz ait été un philosophe qui ait eu, du droit, une connaissance professionnelle, comme l’ont souligné les travaux de Pol Boucher. C’est à faire apparaître la proximité des procédures rationnelles entre droit et philosophie que nous nous attacherons.
Joël Figari (I.H.P., E.A. 3276)
Ressources humaines et humanisme : continuité ou rupture ?
La fonction "ressources humaines" s'est aujourd'hui généralisée dans les organisations privées et même publiques, tous pays confondus. Elle semble consacrer l'hypothèse que l'on pourrait "administrer le personnel" et "s'occuper de" l'existence des travailleurs au sein de l'organisation de la même façon que l'on "gère" les ressources matérielles ou financières qui contribuent à la compétitivité et au développement des entreprises.
Cela revient-il à considérer la personne comme un moyen et non comme une fin, contrairement à l’exigence respect dû à l'être humain, et à sa dignité de sujet (E. Kant, Métaphysique des mœurs) ? Faut-il en déduire que les ressources humaines conduisent à une négation pure et simple de la dignité de l'être humain et à détruire la tradition humaniste en réduisant l'homme à l'état de matière ?
D’un autre côté, l’effondrement de l'humanisme classique au XXe siècle doit-il conduire à une dévalorisation définitive de l’humanisme, dévalorisation dont les ressources humaines seraient le lieu et l’instrument ? Ou bien peut-on encore penser un humanisme a minima, postérieur à la déconstruction du sujet humain opérée par « l’ère du soupçon » ?
Je tenterai de montrer en quoi la notion de responsabilité peut être perçue comme le fondement éthique d'un humanisme minimal, dans lequel l'homme soit respecté, qu'il soit ou non un sujet d'une dignité supérieure aux objets. Paradoxalement, les ressources humaines qui semblaient jouer un rôle dégradant en matérialisant l'être humain, peuvent alors appeler notre attention à considérer la dignité de l'homme sous un nouveau jour.
Yves Rénié (I.H.P., E.A. 3276)
Les déterminants de la vie bonne au travail
(…)
Christine Noël-Lemaître (Aix-Marseille Université, I.H.P., E.A. 3276)
Ce que penser veut dire : une lecture de La vie de l'esprit et de son applicabilité à l'homo laborans »
Peut-on penser son travail ? Si certains philosophes à l'instar de Simone Weil voient dans la possibilité de "penser son travail" la condition nécessaire de l'émancipation politique des travailleurs, les contours de cette exigence demeurent pour le moins flous. Penser renvoie à un cheminement intérieur et passe par la remise en cause permanente des opinions fugaces. Hannah Arendt distingue le savoir qui est recherche des vérités par leur dévoilement et la pensée qui est une quête du sens. La pensée est toujours en mouvement. Elle est un mouvement. Contrairement à l’opinion, fossilisée dans des certitudes, la pensée est mouvante. Elle est accessible par une pure réflexivité c’est-à-dire par un rapport de soi à soi. Ce rapport est rendu difficile voire impossible par paresse, par manque d'habitude ou par manque de courage. Dans les Considérations morales, Hannah Arendt souligne que « l’incapacité de penser n’est pas la « prérogative » de tous ceux qui manquent d’intelligence, elle est cette possibilité toujours présente qui guette chacun - les scientifiques, les érudits et autres spécialistes de l’équipée mentale - et empêche le rapport à soi-même ». Mais un rapport authentique à soi-même est-il concevable pour l'homo laborans ?
François-Xavier de Peretti (Aix-Marseille Université, I.H.P., E.A. 3276)
Remarques sur le rapport de l’économie politique à la tradition philosophique chez Marx. Les références à Aristote, Spinoza, Rousseau et Hegel dans l’Introduction générale à la critique de l’économie politique (1857).
Philosophe de la sortie de la philosophie, nous invitant à non plus à seulement interpréter le monde mais à le transformer, Marx a consacré l’essentiel de ses travaux à l’économie politique. Il a changé au sein de l’organisation générale des savoirs l’objet de la science première tel qu’on le trouve déjà chez Aristote et encore chez Descartes, en substituant à l’analyse de la production naturelle, objet de la physique, celle de la production artificielle et du travail des hommes, objet de l’économie. Cette innovation majeure ne marque toutefois pas de rupture radicale à l’égard de la tradition philosophique avec laquelle Marx ne cesse pas de dialoguer. C’est ce que nous nous proposons d’illustrer brièvement à partir de quelques remarques relatives aux références explicites (Aristote, Rousseau, Spinoza) ou implicites (Hegel) aux auteurs proprement philosophiques Marx dans les pages l’Introduction générale à la critique de l’économie politique.
Michele Corradi (Aix-Marseille Université, I.H.P., E.A. 3276)
« Aucun travail n’est honteux ». Socrate, socratiques et sophistes face à Hésiode, Travaux, 311.
L’interprétation du vers 311 de Travaux d’Hésiode est le point de départ d’un débat sur la fonction et la valeur du travail auquel participent les sophistes Prodicos, Critias, Polycrates ainsi que Socrate et ses disciples Platon, Xénophon et Phédon d’Elis. L‘analyse de ce passage d'Hésiode ainsi que celle de certaines pages du Charmide de Platon, des Mémorables de Xénophon et des Lettres socratiques 12 et 13, permettront d’une part de montrer comment les intellectuels du quatrième et du cinquième siècle avant Jésus-Christ reprennent et transforment la conception hésiodique du travail pour l’adapter à de nouvelles perspectives philosophiques et à un nouveau contexte social et politique et de souligner, d'autre part, l’importance de l’apport de l’exégèse poétique pour la constitution du discours philosophique à cette époque.