Temps et mémoire
Programme de la journée :
9h00 Accueil des participants
9h15 Dominique Horvilleur (Académie Aix-Marseille) : La nuit des temps.
10h Eric Beauron (A.M.U., I.H.P.) : Qu’est-ce que durer ?
10h45 Pause
11h Laure Fournier (Académie Aix-Marseille) : Grammaire de nos raisons passées.
11h45 Christine Noël-Lemaître (A.M.U., I.H.P.) : Sur le devoir de mémoire.
12h30-14h Pause
14h Frank Burbage (I.G.E.N., Doyen du groupe de Philosophie) : L’inoubliable.
14h45 Guillaume Bucchioni (Académie Aix-Marseille, I.H.P.) : Le mythe du passage du temps.
15h30 Pause
15h45 Pierre Arnoux (Académie Aix-Marseille) : L'instant et l'histoire. Régimes temporels de la culture de masse (Arendt, Adorno, Benjamin).
16h30 Marie-Laure Binzoni (Académie Aix-Marseille) : La mémoire réécrite.
17h15 Pierre Livet (A.M.U., C.G.G.G.) : Quand les interactions définissent leurs temporalités : agendas, réseaux temporels et mémoire.
Résumé des interventions :
Dominique Horvilleur (Académie Aix-Marseille) : La nuit des temps.
Avec Les âges du Monde (Die Weltalter), qui devait être l’apothéose de sa philosophie, œuvre sans cesse remise en chantier et, -de guerre lasse-, laissée fragmentaire et inachevée, Schelling ambitionnait de retracer l’histoire de la vie de Dieu, engageant ainsi une réflexion sur l’historicité de l’Absolu par une voie tout à fait divergente de celle empruntée, à la même époque, par Hegel. De ce projet bizarre, grandiose et impossible, qui entrecroise des trames variées, narrative, théosophique, dialectique, il nous reste, en de multiples versions, des pages certes déroutantes, difficiles, mais d’une incontestable puissance suggestive, notamment sur « la généalogie du temps ». En rupture à la fois avec l’opposition traditionnelle temps/éternité et avec la représentation ordinaire d’un temps unique, homogène et mesurable, Schelling s’intéresse à l’émergence des temps au sein même de l’Absolu ; temporalisation qui trouve, anticipant sur les analyses de la phénoménologie, son analogie à notre échelle dans la subjectivité.
Cette plongée dans les origines nous retiendra surtout par la richesse de ses considérations sur le passé, « concept capital, connu de tous et compris de bien peu », où il faudra voir bien moins un présent révolu ou une époque éloignée que le résultat d’un « refoulement », qui, envisagé sur le plan de l’acte de la Création, nous reconduit à l’immémorial, à « un éternel passé, un passé qui n’a jamais été présent, qui était passé dès le prime commencement et de toute éternité. »
Eric Beauron (A.M.U., I.H.P.) : Qu’est-ce que durer ?
Des phénomènes qui se déroulent dans le temps, on dit qu'ils durent parce que, par opposition aux objets matériels qui occupent l'espace, leurs parties se succèdent et ils sont finis dans le temps : ils ont un début et une fin et occupent une certaine portion de temps que l'on peut mesurer. Un trajet en train, l'ébullition de l'eau dans une casserole ou un morceau de musique sont des phénomènes qui durent, par opposition aux choses, aux entités matérielles étendues dans l'espace et dont toutes les parties existent simultanément. Néanmoins, suffit-il d'« occuper » du temps, de se dérouler et de s'écouler dans le temps, pour pouvoir être dit, à proprement parler, durer ? Nous verrons que non et que, loin de se ramener à l'écoulement mesurable du temps, le fait de durer implique une certaine structure ontologique qui fait que durer, au sens strict, c'est croître. À quoi s'applique alors ce schème ontologique du temps de la croissance ? Nous verrons que les formes de vie sont au premier chef concernées par ce temps de la durée, au même titre que les formes de l'art.
Laure Fournier (Académie Aix-Marseille) : Grammaire de nos raisons passées.
Comment être un sujet au cours du temps, et que fait-on quand on donne les raisons de ses actes passés ?
Si on cherche à tracer le problème à gros traits, on peut dire que deux conceptions extrêmes peuvent s’esquisser :
_ En donnant les raisons de ce que j’ai fait dans le passé, je parle d’une chose identifiable (matérielle ou non) qui se trouvait à ce moment du passé et qui explique causalement l’action qui a été la mienne. Le défaut de cette conception est qu’elle ne montre pas en quoi cette chose permettrait de justifier à mes propres yeux (maintenant) ce que j’ai fait ;
_ En donnant les raisons de ce que j’ai fait dans le passé, je parle de ce qui m’apparaît maintenant comme justification. Le défaut de cette idée est qu’elle ne semble pas fidèle au temps passé que nous employons pour donner nos raisons passées.
Il semble plus juste de chercher une réponse quelque part entre ces deux positions. La difficulté est de comprendre à quelles conditions « je » peux me concevoir comme la même personne que celle que j’étais, et de distinguer un plan de l’action (l’adresse au présent et à la première ou seconde personne) du plan de la description (en troisième personne, ou au passé), pour éviter la confusion entre explication et justification, comme celle entre l’injustifiable et l’impardonnable.
Christine Noël-Lemaître (A.M.U., I.H.P.) : Sur le devoir de mémoire.
Selon René Rémond, « notre temps aurait inventé le devoir de mémoire ». Cette invention résulterait d’un nouveau rapport au temps de l'époque contemporaine. "Syndrome de hantise du passé" pour Rousso, le devoir de mémoire serait un « slogan réflexe d’aujourd’hui ». Pour Alfred Grosser ou encore Georges Bensoussan, il s‘agirait d’une « nouvelle religion civique » basée sur l’émotion instrumentalisée sur un plan politique voire une "pathologisation du social". Comprendre les enjeux de la polémique liée à l'expression "devoir de mémoire" est impossible sans replacer l'émergence de cette expression dans son contexte. Cette communication propose ainsi de faire émerger la conception du temps et de l'histoire sous-jacente à l'idée même de devoir de mémoire pour en proposer une lecture arendtienne.
Frank Burbage (I.G.E.N., Doyen du groupe de Philosophie) : L’inoubliable.
Il n’est pas sûr que l’inoubliable existe vraiment. Car nos mémoires, fussent-elles consolidées par les institutions et par le patient travail des historiens, ne cessent de se défaire, aux frontières d’un oubli aussi ample qu’il est irréversible. Parfois même, aucune mémoire n’aura été constituée ou entretenue, qui permettrait de retenir ne serait-ce que quelque fragment du grand flux des choses. Qu’est-ce alors que l’inoubliable, s’il ne se réduit pas à un mot vide de sens, et à une emphase un peu vaine ? Quelle réalité lui correspond ? Quelle expérience, déjà vécue ou simplement désirée, nous y attache ?
Guillaume Bucchioni (Académie Aix-Marseille, I.H.P.) : Le mythe du passage du temps.
Le but de cette intervention est d’examiner la théorie appelée le mythe du passage du temps. Cette théorie peut être vue comme la conjonction apparemment incompatible de deux thèses : i) fondamentalement la réalité n’est pas soumise au changement ; ii) nous faisons l’expérience du passage du temps. Nous souhaitons montrer qu’il est possible d’accepter ensemble ces deux thèses. Dans un premier temps nous proposerons une définition du changement en prenant appui sur l’analyse du temps proposée par McTaggart. Puis nous examinerons l’argument principal à l’encontre du changement appelé le problème des temporaires intrinsèques. Enfin nous proposerons une explication du fait que nous faisons l’expérience du passage du temps bien que le changement ne soit pas une caractéristique de la réalité fondamentale.
Pierre Arnoux (Académie Aix-Marseille) : L'instant et l'histoire. Régimes temporels de la culture de masse (Arendt, Adorno, Benjamin).
C’est sans doute sous le rapport du temps que la culture de masse dévoile sa pleine signification sociale et historique. Elle paraît en effet contribuer de manière décisive à une transformation de l’expérience, c’est-à-dire de la temporalité de l’existence. On peut ainsi voir se dessiner chez Benjamin, Adorno et Arendt, à des titres différents, une opposition entre l’épaisseur, la continuité de la tradition, dont se nourrissent et que perpétuent les formes de culture traditionnelles, et la réduction de l’horizon temporel à l’instant, telle que semblent l’opérer ces figures paradigmatiques de la culture de masse que sont, dans la première moitié du 20ème siècle, la presse, le cinéma et la radio.
Cette évolution peut être interprétée comme une régression, un retrait dans le temps de la vie biologique, en deçà de la durée et du monde qu’était supposée instituer la culture (H. Arendt). Mais il est également possible de la penser dans sa signification historique, à la fois comme produit de l’histoire et comme l’un de ses moments décisifs – soit que l’immersion dans l’instant que promeut la culture de masse serve la répétition par laquelle l’histoire, s’enfermant dans la « catastrophe permanente » (T. W. Adorno) tend à se clore, soit qu’elle contienne la possibilité, que ménage au premier chef le cinéma, d’un renversement, du passage dans un autre mode de temporalité, où la fin de l’histoire se jouerait à chaque moment du présent (W. Benjamin).
Bibliographie
Adorno, Theodor, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 2011.
Adorno, Theodor W. et Benjamin, Walter, Correspondance, Paris, Folio, 2006.
Adorno, Theodor W. et Horkheimer, Max, « L’industrie culturelle. Raison et mystification des masses. », in La Dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, Paris, Gallimard, 1983.
Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 2002.
Arendt, Hannah, « La crise de la culture », in La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1989.
Benjamin, Walter, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique [1936] », in Écrits français, Paris, Folio, 2003.
Benjamin, Walter, « À propos de quelques motifs baudelairiens », in Écrits français, Paris, Folio, 2003.
Benjamin, Walter, « Sur le concept d’histoire », in Écrits français, Paris, Folio, 2003.
Benjamin, Walter, Écrits français, Paris, Folio, 2003.
Benjamin, Walter, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (première version, 1935) », in Œuvres, tome 3, Paris, Folio, 2000.
Benjamin, Walter, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (dernière version de 1939) », in Œuvres, tome 3, Paris, Folio, 2000.
Benjamin, Walter, « Sur quelques thèmes baudelairiens », in Œuvres, tome 3, Paris, Folio, 2000.
Benjamin, Walter, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres, tome 3, Paris, Folio, 2000.
Benjamin, Walter, Œuvres, tome 3, Paris, Folio, 2000.
Benjamin, Walter, « Le conteur », in Œuvres, tome 3, Paris, Folio, 2000.
Marie-Laure Binzoni (Académie Aix-Marseille) : La mémoire réécrite.
Locke a montré que la mémoire était le support de l’identité personnelle : le contour du sujet épouse la somme des souvenirs dont il dispose. Or, on le sait, l’ère du soupçon qu’inaugure le XXe siècle dissout la croyance au sujet. On assiste alors à une double réduction. D’abord, d’une certaine façon, on ramène le concept d’âme qu’on abandonne, à celui de la mémoire, qui offre l’avantage de récupérer une partie des fonctions de l’âme – comme celle d’assurer l’identité - tout en pouvant faire l’objet d’une analyse scientifique. Ensuite, on déplace l’identité véritable qui n’est plus constitué de ce qu’on se rappelle mais de ce qu’on a oublié, dans le sillon de la psychanalyse. Ce que nous sommes vraiment se cache dans les plis de ce qu’on a oublié, dans les profondeurs de ce qui a été refoulé. Par ailleurs, les données récentes de la psychopathologie et de la neuropsychologie montrent toutes les altérations que peut subir la mémoire, à travers notamment les faux-souvenirs. Comment dès lors penser la subjectivité si elle se fonde sur une mémoire altérée ? Et comment envisager le rapport à la réalité si nous intégrons comme vraies des représentations reconstruites ?
Pierre Livet (A.M.U., C.G.G.G.) : Quand les interactions définissent leurs temporalités: agenda, réseaux temporels, et mémoires.
Notre temps social est structuré par les rencontres que nous faisons et par la récurrence de nos interactions. Les réseaux qui déterminent les groupes auxquels nous pensons appartenir diffèrent selon l'empan temporel et la fréquence de ces interactions. Notre perception du temps est aussi structurée par nos agendas d'action individuelle et d'interaction - ce qui explique certains problèmes d'incohérence des décisions au cours du temps ("temporal inconsistency"). Dans une conception du temps qui dépend de rencontres entre des processus et non pas d'un cadre temporel homogène présupposé, nos mémoires varient selon les liens entre ces rencontres, relations qu'elles reconstruisent en tissant une grande variété de liens intertemporels.