Vague et gradabilité en épistémologie, Benoit Gaultier, Séminaire sur le vague
Vague et gradabilité en épistémologie
On peut, semble-t-il, plus ou moins croire quelque chose, plus ou moins comprendre quelque chose, être plus ou moins certain de quelque chose, être plus ou moins justifié à croire quelque chose, et une croyance peut également, semble-t-il, être plus ou moins rationnelle. À l’inverse, si l’on peut plus ou moins connaître certaines choses, c’est au sens où l’on peut avoir plus ou moins de connaissances relatives à certains sujets, et non, semble-t-il, au sens où un individu pourraitsavoir quelque chose davantage qu’un autre ; « Isabelle sait plus que Mohammed que le bus à prendre pour se rendre en centre-ville depuis la Maison de la recherche est le 53 » ou « Mohammed sait moins cela qu’Isabelle » sont des énoncés qui semblent intuitivement dénués de sens. Isabelle peut bien dire « Mais enfin Mohammed, je sais tout de même mieux que vous quel bus prendre pour aller en centre-ville », mais il semble qu’Isabelle veuille dire par là soit que ce que croit Mohammed est faux, soit qu’elle est davantage que lui en position de savoir quel bus prendre pour aller en centre-ville.
Cette situation pourrait être caractérisée de la façon suivante : tandis que la croyance, la compréhension, la certitude, la justification et la rationalité admettent des degrés, la connaissance n’en admet pas. Les implications de cette situation sont nombreuses : si l’on admet qu’on ne peut pas plus ou moins respecter une norme mais seulement, à la rigueur, avoir été, en faisant ou en croyant quelque chose, plus ou moins prêt de la respecter, alors une croyance justifiée, ou rationnelle, ne semble pas pouvoir être une croyance satisfaisant une certaine norme, contrairement à ce que l’on soutient souvent. Par ailleurs, si la justification ou la rationalité d’une croyance sont requises pour qu’elle constitue une connaissance, et que la connaissance n’admet pas de degrés, il s’ensuit qu’il y a un degré de justification ou de rationalité d’une croyance en dessous duquel elle ne peut être une connaissance et à partir duquel, à l’inverse, elle est susceptible de l’être.
Il s’agira, au cours de cet exposé, d’analyser et d’interroger ces différents points, et de poser plusieurs questions : quelles conséquences tirer de la non gradabilité (supposée) de la connaissance et de la gradabilité (supposée) de la justification et de la rationalité quant à la question de savoir si le fait pour une croyance de constituer une connaissance est moins vague que le fait pour elle d’être justifiée ou rationnelle ? Qu’une croyance soit ou non une connaissance ne peut-il pas être vague même si le fait pour une croyance d’être ou non une connaissance n’admet pas de degrés ? Si l’on admet qu’il peut être vague qu’une croyance constitue ou non une connaissance, est-ce au sens où cela pourrait être objectivement vague, ou bien au sens où notre concept de connaissance serait vague ? Dans l’un et l’autre cas, que s’ensuit-il quant à l’ambition de l’épistémologie de définir les conditions auxquelles une croyance est justifiée, rationnelle ou constitue une connaissance ? Et, plus généralement, quelles leçons tirer de ce qui précède concernant la nature de la connaissance philosophique ?