Le vague en question, Journées d'étude organisées par Isabelle Pariente-Butterlin et Benoit Gaultier
On se réjouit depuis un certain temps, et apparemment sans signe de lassitude, de l’idée que la complexité, l’imprédictibilité, le hasard et l’indétermination règnent partout dans le monde physique et humain. Ce dernier est censé s’en trouver plus riche, plus ouvert, plus insaisissable et, au bout du compte, plus stimulant qu’un monde dont on pourrait dégager des lois permettant de prédire et d’expliquer chacun des phénomènes qui s’y déroulent. Corrélativement, on célèbre les pensées et les théories qui placent ces notions en leur cœur ou à leur fondement au motif que ces pensées et théories seraient ainsi parvenues à surmonter notre aspiration arrogante, infantile et illusoire à nous rendre maîtres et possesseurs intellectuels de la nature des choses.
Il est cependant une notion qui bien qu’on l’apparente fréquemment, à des degrés divers, à celles d’indétermination, de complexité ou d’imprédictibilité, est loin d’être jugée aussi centrale pour notre compréhension du monde et d’être considérée comme un objet ou un outil de réflexion particulièrement estimable ou éclairant : le vague. Parce qu’on peine à penser la réalité qui pourrait être celle du vague – qui a à voir avec l’idée d’une indétermination partielle de l’identité individuelle d’une chose –, il est naturel de rejeter le vague tout entier du côté d’une imperfection de notre saisie des choses, d’une imprécision des concepts, des représentations ou des théories que nous en avons, ou d’une ambiguïté des énoncés que nous formons à leur propos.
Ces journées consacrées au vague, qui viennent clore le séminaire mensuel qui lui a été consacré en 2017-2018, consisteront au contraire à ré-explorer la question de sa réalité ontologique et à faire apparaître la fécondité de ce questionnement en des domaines aussi variés que la logique, la métaphysique, l’épistémologie et la méta-éthique. S’attachant à l’élucidation des paradoxes sorites classiques, comme celui du tas de sable, mais ne se concentrant pas uniquement sur eux, la réflexion sur le vague contribue à l’élucidation de la nature de l’identité, des objets matériels, des entités sociales, de la connaissance et des situations éthiques. En ce sens, il ne s’agira pas seulement de comprendre pourquoi, pour reprendre l’image de Popper, il n’y a pas solution de continuité entre la réalité des horloges et celle des nuages, mais de montrer, plus largement, ce que la réflexion philosophique gagne à repenser l’un de ses objets les plus classiques.
LE VAGUE EN QUESTION
09-10 avril 2018, Aix-en-Provence
Colloque organisé par l’I.H.P. (E.A. 3276) et le département de philosophie d’A.M.U.
Lundi 09 avril 2018
(Salle de colloque 1)
14h. Accueil des participants et présentation du colloque par Benoit Gaultier (Collège de France (G.R.É.), Aix-Marseille Université)
14h10. Paul Egré (Institut Jean-Nicod, ENS) : De l’optimalité du vague dans le langage
15h00. Jacques Morizot (Aix-Marseille Université) : L’art est-il sans définition ?
15h50. Pause-café
16h20. Benoit Gaultier (Collège de France (G.R.É.), Aix-Marseille Université) : L’identité des pensées : vagues mais discrètes
17h10. Michel Le Du (Aix-Marseille Université, C. G. G. G. ) : Les concepts sont-ils forcément vagues ?
18h00. Discussion générale
Mardi 10 avril 2018
(Salle colloque 2)
09h30. Michele Corradi (Aix Marseille Université, I.H.P.) : Considérations historiques sur Eubulide de Milet et ses paradoxes
10h20. Isabelle Pariente-Butterlin (Aix-Marseille Université, I.H.P.) : La question de la non-nocivité de la réitération d’une opération et l’interprétation du paradoxe d’Eubu- lide de Milet.
11h10. Joseph Vidal-Rosset (Université de Lorraine, Archives Poincaré) : Une réfutation syntaxique de l’argument d’Evans
12h Discussion générale
12h15-14h Pause déjeuner
14h. François Clementz (Aix-Marseille Université, C.G.G.G.) : Perception et indiscernabilité
14h50. Guillaume Bucchioni (I.H.P.) : Les objets non-vagues
15h40. Pause-café
16h10. Jean-Maurice Monnoyer (Aix-Marseille Université, I.H.P.) : Des existants vagues et des existants nécessaires
17h. Peter Simons (Trinity College) : La composition vague
17h50. Discussion générale
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Résumés des interventions
Paul Egré (Institut Jean-Nicod, ENS) :
De l’optimalité du vague dans le langage
Pour la tradition logique, un langage vague est un langage déficient, comme le serait un langage ambigu. L'objet de ma communication sera de réfléchir a contrario aux raisons qui sont susceptibles de rendre notre usage de termes vagues dans le langage optimal du point de vue informationnel, c'est à dire plus informatif et aussi plus véridique que ne le serait l'usage exclusif de termes précis. Frazee et Beaver (2010) ont fait une proposition qui servira de point de départ à mon exposé : pour eux, l'usage de termes vagues est rationnel dans des situations d'incertitude. Dans mon exposé, je propose de donner une version différente de la même thèse, et d'en examiner les conséquences. Il s'agira de montrer que dans les situations dans lesquelles un agent est incertain de l'état réel du monde, l'usage de termes précis conduirait à des violations systématiques de la maxime de qualité de Grice, mais aussi à des violations de la maxime de quantité. Pour illustrer cette thèse, je m'appuierai sur l'exemple des modificateurs nu- mériques vagues comme "environ". L'une des conséquences de la thèse que je défends est que si l'im- perfection de nos capacités de discrimination est bel et bien source de vague, comme le soutient Williamson (1994), le vague sémantique constitue en réalité un mécanisme de réduction d'erreur pour un locuteur coopératif. Une partie de ce travail est basée sur une collaboration avec Steven Verheyen (LSCP / Leuven).
Jacques Morizot (Aix-Marseille Université) :
L’art est-il sans définition ?
En 1956, Weitz publiait un article en faveur d’une position anti-essentialiste qui a suscité une volumi- neuse littérature secondaire. J’examinerai les principales thèses qu’il soutient, quelques objections im- portantes et les divers types d’attitude qui en découlent. Plutôt que d’un conflit pour ou contre le re- cours à la définition, ce qui s’est joué dans cette période est une tension entre une conception substan- tielle et une conception procédurale de la définition.
Que le concept d’art soit ou non affecté de vague, la vraie question est de choisir quelle stratégie offre la meilleure prise pour le caractériser, compte tenu de l’hétérogénéité des œuvres. Raisonnant en termes d’identification, la stratégie narrative de Carroll semble disposer d’excellents atouts.
Benoit Gaultier (G.R.É., Collège de France, Aix-Marseille Université) :
L’identité des pensées : vagues mais discrètes
Je voudrais examiner et défendre une thèse avancée il y a un demi-siècle par Peter Geach. Pour ce der- nier, du fait qu'une pensée — qu'il s'agisse d'un jugement perceptuel comme celui que la fenêtre de la chambre est ouverte ou d'une inférence dans laquelle on juge que quelque chose suit de quelque chose d'autre — est une "unité sans succession", il suit non seulement que les parties de telles pensées ne sont pas ordonnées temporellement, mais que ces pensées elles-mêmes sont des entités discrètes dépourvues d'extension temporelle ou de durée véritable. Penser consiste alors "dans le fait d'avoir une série de
pensées qui peuvent être counted off discretely", et non dans le fait d'avoir une série de pensées en continui- té les unes avec les autres, s'enchainant dans un processus de transition graduelle. Pour Geach, il suit également du fait que de telles pensées sont des unités sans succession, discrètes et dépourvues d'exten- sion temporelle que "nous ne pouvons pas — par principe, et non par manque d'information ou de technique — leur assigner de position dans le temps", et donc que nous ne pouvons pas davantage dire qu'elles sont apparues à tel ou tel instant que nous ne pouvons dire qu'elles se sont déroulées au cours de telle ou telle période de temps. Ainsi, écrit-il, "nos jugements n'ont qu'une connexion relâchée avec le temps physique". Je voudrais élucider ce point, ce qui me conduira à indiquer le sens auquel on peut dire que nos pensées, quoique discrètes, n'en ont pas moins une identité vague.
Michel Le Du (Aix-Marseille Université, C.G.G.G.) :
Les concepts sont-ils forcément vagues ?
De nombreux travaux, tant chez les philosophes que chez les psychologues se nourrissent de l'idée que la cognition ordinaire et la pensée de sens commun mettent en jeu des concepts vagues. Le but de cet exposé est de montrer que même s'il y a un grain de vérité dans cette position, elle amalgame souvent le vague avec d'autres caractéristiques des concepts (le fait qu'ils peuvent être implicites, ramifiés etc.). D'autre part, on s'efforcera de montrer que, dans ce contexte, l'épithète "vague" n'est pas utilisée de manière purement descriptive : on l'emploie en relation avec certaines attentes et donc d'une façon pour partie normative.
Michele Corradi (Aix Marseille Université, I.H.P.) :
Considérations historiques sur Eubulide de Milet et ses paradoxes.
En essayant de retracer une histoire de la notion de vague, les recherches contemporaines portant sur ce thème ne manquent presque jamais de faire allusion à Eubulide de Milet et à son paradoxe du sorite (cf. p. ex. Williamson 1994, Sorensen 2001, Varzi 2001, Hyde 2011). La présente communication pro- posera une reconstruction historique de la figure et de la pensée d’Eubulide de Milet en vue de situer les fameux paradoxes que Diogène Laërce (II 108 = II A 23 Giannantoni) lui attribue dans le cadre de ce curieux mélange de socratisme et éléatisme qui semble caractériser les penseurs que la tradition met en rapport avec le milieu philosophique mégarique.
Isabelle Pariente-Butterlin (Aix-Marseille Université, I.H.P.) :
La question de la non-nocivité de la réitération d’une opération et l’interprétation du paradoxe d’Eubulide de Milet.
Le paradoxe du sorite tel que Diogène Laërce l’attribue à Eubulide de Milet amène à contredire l’expé- rience ordinaire selon laquelle il existe quelque chose comme un tas de blé. La distinction leibnizienne de l’unum per se et du simple agrégat porte manifestement la trace de ce contre-argument à l’existence du tas (Russell 1900). J’interrogerai différentes lectures possibles de ce paradoxe (en particulier Hyde 2008 et Beth 1967), pour déterminer sa portée, puis je reviendrai sur l’opération qu’il s’agit de réitérer dans cet argument, à savoir enlever un grain à un tas dans le sorite descendant, ajouter un grain à un autre grain dans le sorite montant, pour interroger sa non-nocivité (Unger 1979). Car l’argument repose sur l’affirmation selon laquelle la répétition d’une opération non-nocive est elle-même une opération non- nocive. Cet argument nous amènera à examiner la question de la coïncidence entre une chose matérielle et la matière dont elle est faite (Locke 1689 ; Fine 2003), que je propose de ré-interroger au regard de la distinction entre unum per se et simple agrégat.
Joseph Vidal-Rosset (Université de Lorraine, Archives Poincaré) :
Une réfutation syntaxique de l’argument d’Evans
Dans « Can There Be Vague Objects? », un article publié en 1978 dans Analysis, Evans développe un argument où, en six étapes et en une seule page, il prétend prouver que l’affirmation d’une identité vague entre deux termes a et b implique que a et b soient différents de manière non-vague, ce qui est évidemment contradictoire. Si l’argument d’Evans (1978) était valide, alors admettre des objets vagues reviendrait à admettre une théorie contradictoire. Cet argument a évidemment rencontré des objections, mais on ne lui a pas opposé de réfutation, c’est-à-dire une preuve d’invalidité. C’est cette preuve que l’on propose d’apporter.
François Clémentz (Aix-Marseille Université, C.G.G.G.) :
Perception et indiscernabilité
La notion d’indiscernabilité occupe, à deux titres moins, une place essentielle au sein de la philosophie contemporaine de la perception. D’une part, bien sûr, en raison de son rôle déjà ancien dans la formu- lation de ce sous-ensemble non négligeable de l’ensemble des paradoxes du vague et autres sorites qui a trait spécifiquement aux concepts observationnels et aux propriétés phénoménales. Mais d’autre part aussi du fait de l’importance qu’elle est venue plus récemment à acquérir dans le débat qui oppose par- tisans et adversaires du réalisme perceptif direct dit « naïf » - et donc, au premier chef, de la théorie dis- jonctive de l’expérience.
L’objectif de mon exposé sera de mettre au jour quelques-unes des connexions qui, en dépit de tout ce qui les sépare par ailleurs, relie entre eux les deux types de débat et, surtout, de montrer que leur exa- men conjoint conduit vraisemblablement à la conclusion que, ni dans un cas ni dans l’autre, on ne sau- rait faire sérieusement l’économie, en définitive, du problème des qualia.
Guillaume Bucchioni (I.H.P.)
Les objets non-vagues
Le but de cette intervention est d'essayer de déterminer quels sont les objets concrets non vagues qui peuplent notre monde. Pour ce faire nous allons dans un premier temps proposer une caractérisation du phénomène du vague. Puis nous proposerons une typologie des objets concrets en fonction des principes de composition. Nous verrons qu'il y a trois types principaux d'ontologie des objets concrets : l'Ontologie des Objets Ordinaires, le Nihilisme Ontologique et l'Ontologie Explosive. Nous examine- rons alors l'impact du vague sur ces différentes ontologies. Enfin nous essaierons de montrer que seul l'Ontologie Explosive échappe au vague ontologique. Si cela est correct alors les seuls objets concrets non vagues sont des morceaux de matière (stuff) qui occupent les régions d’espace-temps.
Jean-Maurice Monnoyer (Aix-Marseille Université, I.H.P.)
Des existants vagues et des existants nécessaires
Dans l’introduction du concept et de l’appellation d’epistémicisme, Williamson (2002) discute de la ques- tion de savoir si la logique du flou et si la sémantique du flou sont appropriés ou pas pour traiter des objets, des propriétés et des relations. Il introduit l’identité vague, et ensuite l’idée qu’il n’est pas vague que Cumbria soit en Ecosse, et/ou en Angleterre. L’exposé vise à contester Williamson tant dans ses définitions que sa logique d’exposition. Le vague « métaphysique » ainsi qu’il le définit, serait épistémi- quement dépendant des limites de nos capacités cognitives. On essaye de montrer pourquoi ce n’est pas le cas, et pourquoi sa réponse demeure bien sémantique, car dépendante de la contrainte de l’identité. Pas d’identité sans entités. L’étude des termes observationnels esquissée dans Williamson (1994, 93), à par- tir de Wittgenstein doit être reprise et utilisée différemment.
Peter Simons (Trinity College) :
La composition vague
Plusieurs objets m composent un tout T ssi tous les m sont des parties de T et il n’y a aucune partie de T qui ne chevauche pas un des m. La plupart des objets de notre connaissance sont méréologiquement vagues – autrement dit, la question de savoir si un objet quelconque fasse ou non partie d’un tout T n’admet pas toujours de réponse claire. Il s’ensuit que la composition d’un tout par des objets est par- fois non déterminée ou que, étant donné une certaine multitude d’objets m, la question de savoir s’ils composent ou non un tout T n’admet pas toujours de réponse claire – autrement dit, de réponse biva- lente, en oui ou non. Le problème auquel l’ontologue se trouve alors confronté est de clarifier et d’ex- pliquer comment il est possible d’analyser la nature de la composition lorsqu’elle n’est pas exacte. Nous traiterons de ce problème et lui apporterons une solution.